Nous utilisons nos sens sans même y penser. Nous mémorisons grâce à eux les caractéristiques de ce qui nous entoure. Si l’un d’eux nous faisait défaut, pourrions-nous déclencher avec notre mémoire, nos autres sens et un peu de créativité, le souvenir d’une caractéristique précise?
Hannie apprend le tricot et la couture très jeune, en pratiquant avec sa mère. Elle va à l’école, au collège, voyage, et s’installe finalement à Londres où elle travaille pendant 10 ans dans une société très urbaine, exerçant un métier très urbain, et tricote quand elle trouve le temps. Se présente l’opportunité de s’installer en Suède. Elle se rend sur place, se sent à sa place, prépare son départ, prend des cours de suédois. Elle quitte son travail urbain, rejoint Edsbyn, localité de 4000 habitants; elle y trouve de l’espace, plus de temps, tricote sérieusement, et a enfin la possibilité de se mettre au tissage, les grands espaces du Nord permettant mieux l’acquisition d’un métier à tisser horizontal qu’un appartement Londonien. Elle ouvre son magasin en ligne « Hannie’s Hantverk » (l’Artisanat d’Hannie en suédois) en 2015.
Après s’être installée, Hannie achète donc un métier à tisser Glimåkra (fabricant suédois, rêve de nombreux connaisseurs), une roue pour filer la laine, et apprend à choisir, teindre, filer et tisser la laine, tout en tricotant. Elle expérimente couleurs, matières, textures. Elle imagine et fabrique des accessoires pragmatiques et expérimentaux. Entre praticité – tapis, écharpes, coussins – et travail de recherche esthétique, tous ses objets sont abordés sous le prisme du contraste. Celui de la couleur, puisque Hannie travaille toujours sur une base dominante neutre associée (souvent en duo) à des touches de couleurs très fortes et lumineuses. Le contraste des matières, avec certaines pièces décoratives qui mêlent la souplesse et les aspérités de la laine avec la rigidité et la netteté du fil de cuivre. Et celui des textures, car toutes ses pièces sont un enchaînement d’une base dominante plane aux bords droits, entrecoupée de saillies : lignes bombées, bandes spiralées, reliefs parsemés. Un travail qui requiert de l’inventivité et de l’ingéniosité dans la manière de tisser ou tricoter et le choix des outils pour le travail de la matière. Hannie réalise toutes ses pièces à la main, depuis le choix de la laine tondue en passant par la teinture et jusqu’à la finalisation, au rythme d’un mètre carré en deux semaines pour un tapis et les multiples étapes nécessaires à sa réalisation.
En 2017, Hannie est invitée à participer à une exposition collective organisée par la Région de Gävleborg au Centre d’art Sivanum à Gävle (capitale de la région) pour plusieurs semaines. Son propos : montrer la laine (suédoise en l’occurrence) comme un matériau aux possibilités multiples, tant techniques que pratiques et esthétiques. Produire, filer, tisser et tricoter la laine font partie de l’héritage culturel de la Suède, qui pourtant s’approvisionne désormais à l’étranger pour ses productions locales, les grands pays exportateurs proposant des prix plus bas. Sur les 1800 tonnes de laine tondues chaque année, seules 300 sont utilisées, le reste est détruit. L’exposition souhaite donner envie aux enthousiastes du hobby textile de découvrir les laines – et les designers textiles – du pays. Le propos de l’exposition, ses expérimentations textiles, et son expérience personnelles ont permis à Hannie d’imaginer un objet très spécifique, qui vient certainement souligner les possibilités infinies de cette matière.
Hannie crée des objets, des accessoires. Elle crée du contraste. De la texture. Qui vient solliciter nos sens. Son esthétique colorée et irrégulière donne envie de toucher ses pièces. On peut apprécier la combinaison des couleurs tout en sentant la douceur et le relief de ses jolies irrégularités planifiées sous les doigts. On regarde, on sent. Les sens sont importants dans le rapport d’Hannie à la laine qu’elle travaille.
Son sens olfactif lui fait défaut. Avant, elle sentait. Elle distinguait parfaitement les odeurs, sans y penser. Puis elle n’a plus senti. Aujourd’hui, lorsque Hannie voit une chose odorante, dont la fragrance flotte au loin dans sa mémoire, alors, elle peut imaginer l’odeur de cette chose. Si elle voit une orange, en se concentrant, elle peut se rappeler l’odeur de l’orange, et la sentir, presque. Cette capacité à se rappeler une fragrance par un stimulus visuel rend Hannie curieuse de la possibilité à se rappeler une couleur par un stimulus tactile.
Elle se remet donc au tricot. Elle tricote un coussin douillet, avec une base neutre, des touches de couleurs contrastées, et des reliefs délicats. Des reliefs en Braille suédois. Qui épellent chaque couleur là ou elle se trouve. Hannie pense que si une personne a vu la couleur un jour, elle pourra peut-être l’imaginer de nouveau, même si ses yeux ne voient plus, et percevoir l’esthétique du coussin à travers ses doigts. Comme elle le fait avec les odeurs. Et ne serait-ce pas là une assez belle propriété de la laine?
Pour que son coussin « Feel the color » (Sentir la couleur) fonctionne, Hannie invente. Ses petits points de Braille en relief doivent être suffisamment palpables pour être lisibles, pour que les bosses rouges se lisent « rouge », que les vertes se lisent « vert », et que chacun voyant ou non, puisse apprécier son esthétique. Et il est toujours bon d’avoir un petit cure-dent en secours. Elle en utilisera plus de 250, enfilés dans chaque maille colorée pendant l’étape du blocage (la matière est trempée dans l’eau puis mise à sécher épinglée pour lui donner sa forme finale), avant de laisser le tissus reposer, les bosses se stabiliser, puis de coudre la housse, finaliser le coussin et l’envoyer sur le lieu de l’exposition, où il aura sans doute révélé une caractéristique poétique et insoupçonnée de la laine ainsi travaillée.
Hannie a imaginé et fabriqué cette pièce sans savoir si son idée était réalisable (elle l’est, grâce aux cure-dents) et surtout pertinente, car elle n’a eu la possibilité de la partager avec aucun lecteur de Braille suédois qui serait, pour la vue, dans la même situation qu’Hannie et son odorat. « Feel the color » est l’équivalent textile de la bouteille à la mer, peut-être. D’autres pièces sur ce même principe sont déjà imaginées. Des pièces aux nuances de bleu, ou avec des thématiques de couleurs, toujours en Braille, pour l’expérience du souvenir esthétique par le toucher.
Je trouve cette idée de rendre l’esthétique d’un objet lisible justement par son design incroyablement intelligente et belle. Hannie oscille entre objets du quotidien et art, entre pragmatisme et esthétique. J’aime beaucoup son travail et son implication à chaque étape de la réalisation de ses objets, que je trouve forts, sobres, élégants. Depuis l’idée d’un résultat jusqu’à l’objet finalisé, la teinture, le filage, le tissage, l’assemblage, elle fait tout avec ses mains, et avec conscience de ses outils, de ses matériaux et des personnes auxquelles elle destine ses productions. Que celles-ci soient pensées pour décorer le sol d’une chambre, ou avec l’envie poétique de faire voir les couleurs quand on ne les voit plus. Peut-être saura-t-elle un jour si quelqu’un qui a vu par le passé a pu, au contact d’une de ses pièces, de nouveau « voir avec ses doigts »… une jolie expression souvent utilisée par Laura Ingalls-Wilder dans ses livres lorsqu’elle parle des talents de sa sœur Marie devenue aveugle, et qui accompagne joliment je trouve cet article sur le travail d’Hannie, que je remercie pour nos échanges, pour son temps, et pour ses photos.
Pour suivre le travail d’Hannie sur instagram, c’est ici @hannieshantverk , pour facebook, c’est par là et pour vous offrir un peu de son univers , rendez-vous sur sa boutique Etsy.